Le Wrap Up de la semaine où les Normands ont tenté le blocus de Jersey (semaine du 3 mai 2021)
5 bullet points média, tech et société
La virtualisation des biens de consommation est désormais partout, l’économie digitale explose, cette semaine beaucoup d’articles passionnants autour de ces sujets qui nous éloignent un peu de la TV traditionnelle.
Au sommaire cette semaine :
Infongible ₿ : la décoration intérieure se valorise aussi virtuellement
Marchandisé 🛒 : Epic Games se pose en chevalier blanc des créateurs de biens virtuels
Asservie 💵 : l’économie digitale se rebiffe
Diversifiée : les médias accélèrent les revenus “adjacents”
Copié-collé 🧬 : plus que les semi-conducteurs, l’industrie du futur est la biotech
Infongible ₿ : la décoration intérieure se valorise virtuellement
L’image est troublante, elle se situe dans la magnifique Scala dei Turchi en Sicile. Dans ce décor de marches calcaires naturelles, inscrite sur la liste du Patrimoine de l’Humanité par l’Unesco, des architectes ont créé la Villa Saraceni (du nom d’un peintre baroque) déclenchant en quelques heures un vif intérêt sur Instagram avec immanquablement les premières demandes de réservation à plusieurs milliers d’euros. Cependant, la Villa n’existe pas et illustre une des dernières tendances sur internet : le “Renderporn”1, c’est à dire la capacité des architectes grâce aux puissants outils de modélisation 3D de créer des objets à même de susciter les passions les plus violentes.
L’article du New Yorker qui décrit le phénomène souligne qu’il n’est pas nécessairement nouveau et que les outils 3D travaillent depuis longtemps à créer des lieux réalistes mais totalement sortis de l’imagination féconde de graphistes professionnels en jouant sur les textures, la luminosité, les couleurs, les audaces.
Ce qui a changé c’est la propension de ces images ultra-léchées à proliférer et à susciter l’engouement de communautés de plus en plus importantes. Dans une époque éprise de lieux “instagrammables”, cette tendance n’est pas pour autant surprenante. La monétisation de ces créations restait jusqu’alors compliquée, elles servaient surtout de vitrines à des cabinets d’architecte tendance, comme Maison de Sable, Zyva Studios, Six N. Five ou encore Dello Studio, qui produisaient des “architectures de papier”, complétées par des armées de “renderers” disponibles sur la plateforme de freelance Fiverr pour peaufiner le rendu.
Le jugement esthétique sur ces créations et ce qu’elles disent de notre époque est contestable mais pas inintéressant : ces lieux sont généralement perdus dans la nature, il n’y est, à l’instar des magazines de décoration, jamais question de présence humaine, une sorte de fantasme de relaxation et de consommation individuelle.
“This seems like there’s no plan, no societal vision, no critique,” Caplan said. “Taking a historical view, to have anything appropriating fictional utopian architecture with no utopian vision is a bit depressing.”
Enfin sur la monétisation, entre en scène notre désormais célèbre trigramme, le NFT2, et sa promesse : créer de la propriété et de la rareté sur des images numériques.
Ainsi il n’était pas surprenant que le “Renderporn” prenne le chemin d’autres créations digitales sur les places de marché, avec désormais son propre format l’Architoy, une sorte de capsule où tourne les différentes prises d’un lieu imaginé par les architectes.
La marketplace Foundation a organisé les premiers échanges d’Architoys et certaines des créations s’échangent désormais à 3,8 Ethereums (ETH), près de 15 000 $, comme cet architoy de la Villa Ortiz “a dreamlike project homage to the luxuriant French countryside nature.”
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Marchandisé 🛒 : Epic Games se pose en chevalier blanc des créateurs de biens virtuels
La société Epic Games, à l'origine du moteur de réalité 3D Unreal Engine et surtout de Fortnite, a annoncé avoir racheté ArtStation, une plateforme de référence qui permet aux “artistes” de présenter leur portfolio et de vendre leurs oeuvres.
La plateforme devrait continuer à fonctionner de façon agnostique pour tous les jeux sur plateforme, mais creusera sans doute les partenariats directs avec le portefeuille Epic Games.
Pour accélérer cette économie parallèle, qui devient à ce qu’on comprend une tentative pour Epic Games de répliquer le succès de l’AppStore, l’acquéreur a annoncé avoir pris la décision de baisser les commissions prélevées par ArtStation : des frais de vente standards de 30% à 12% et de 20% à 8% pour les membres ArtStation Pro.
Nouvelle tentative pour Epic Games qui est en guerre ouverte avec Apple en particulier sur le niveau de l’Apple Tax prélevée sur tous les possesseurs d’iPhone (le procès s’ouvre cette semaine3), de marquer sa différence et de défendre son image de “chevalier blanc” des créateurs. Ces taux sont censés montrer la voie de ce qu’une juste répartition de la valeur entre plateforme et créateurs doit être. (Microsoft qui distribue aussi des jeux PC lui a rapidement emboîté le pas).
L’article d’Usine Digitale dessine la stratégie poursuivie par Epic Games :
Depuis quelques mois, Epic Games multiplie les acquisitions. Début mars 2021, il s'est offert Capturing Reality, une entreprise spécialisée dans la photogrammétrie. Cette technique permet de construire un modèle 3D à partir de photos. Dans la même logique, il s'était emparé en novembre 2019 de Quixels, une société à l'origine de la bibliothèque Megascans comportant 10 000 modèles photoréalistes en 2D et 3D.
Asservie 💵 : l’économie digitale se rebiffe
Article passionnant de The Economist ($) qui met en perspective l’économie des créateurs.
S’appuyant sur l’essor d’Instagram et de Tiktok (YouTube aurait également mérité d’être mentionné, tant la notion même de “Youtubeur” a précédé celle d’influenceur ou de créateur), le magazine anglo-saxon décrit l’émergence d’une nouvelle économie, comme autrefois la fin du servage a permis l’essor de l’économie de marché : désormais les créateurs ne sont pas réduits à la mendicité des plates-formes de contenus et c’est désormais tout un éco-système qui leur permet de plus en plus de vivre de leurs productions.
Du simple tipping (Patreon ou sur Twitch) à l’abonnement aux contenus exclusifs (OnlyFans), voire même personnalisés (comme Cameo4), en passant par le merchandising (l’article cite le cas de cette influenceuse du pied qui vend ses chaussettes déjà portées et non lavées), il semble désormais que le vent soit en train de tourner, si l’on en juge également par les tentatives des plates-formes qui ont bien vécu jusqu’à présent par l’accès gratuit à ce contenu de créateurs : Facebook se lance dans les podcasts monétisables, Twitter court derrière les newsletters payants avec l’acquisition de Revue ou derrière Clubhouse avec Twitter Spaces.
Facebook, the world’s largest social network, has built a $92bn-per-year advertising business by selling space alongside posts by its 2.8bn happily unpaid user-suppliers. Twitter makes $3.4bn a year flogging ads among the free editorial typed by its 350m contributors. Being on the platform can feel like “the greatest unpaid internship of all”, Samhita Mukhopadhyay, an American journalist, recently tweeted.
Dans ce monde qui vient, les créateurs ne seraient plus réduits à une poignée de super-influenceurs qui avaient droit à toutes les faveurs des marques et dont les rémunérations pouvaient s’envoler, mais bel et bien de la construction de communautés prêtes à suivre les créateurs d’une plateforme à l’autre, sans recours à des intermédiaires dispendieux.
Ainsi si les platesformes les plus populaires ne changent pas de braquets, il y a un risque croissant qu’elles ne soient réléguées qu’à des espaces de pure promotion incitant les spectateurs à aller consommer le contenu premium sur les espaces de monétisation à leur disposition, plus favorables.
Cependant la bataille risque d’être rude sur le front des commissions que ces plate-formes ont pris l’habitude de prendre au passage : Youtube gardaient 45% des revenus publicitaires des plus gros contributeurs, Apple a annoncé la semaine passée permettre la monétisation des podcasts (avec son habituelle Apple Tax de 30%) quand Spotify proposait de débuter cette monétisation avec seulement de 5% de péage. Comme souvent, la concurrence pourrait changer les choses, même si le mythe du créateur part de loin quand on voit la répartition des revenus sur Roblox ou sur Spotify:
La monétisation payante est vue comme une nouvelle façon de remplacer une monétisation publicitaire défaillante. Les reconversions journalistiques en éditeur solo de newsletters se comptent par quelques dizaines, mais les intermédiaires historiques commencent à voir ce phénomène d’un mauvais oeil (le New York Times aurait interdit à ses journalistes de lancer leur propre newsletter). Symétriquement, la part des musiciens indépendants dans le total de Spotify (où sont uploadés 60 000 (soixante mille!) nouvelles chansons par jour) représentent aujourd’hui 5% des revenus globaux contre moins de 2% il y a 5 ans.
Diversifiée ✨ : les médias deviennent des lifestyle services companies
C’est toujours un peu l’arbre du New York Times qui cache la forêt de la presse : l’économie du digital montre tous les jours une concentration accrue sur quelques acteurs. Cette semaine, on apprenait que désormais c’était près de 44% des nouveaux abonnés du trimestre (pour 300 000 nouveaux abonnés, soit désormais près de 8m d’abonnés au total) qui étaient venus pour les produits “non news” comme les recettes cuisine, les jeux (principalement les mots croisés) et l’audio .
Copié-collé 🧬 : plus que les semi-conducteurs, l’industrie du futur est la biotech
Walter Isaacson est peut-être un nom qui vous est familier. Après avoir dirigé CNN et Time Magazine, il a embrassé la carrière de biographe des grands génies de notre époque moderne : il s’est succissement arrêté sur Benjamin Franklin, Albert Einstein, Léonard de Vinci ou encore Steve Jobs, qui sont devenus des biographies de référence.
Dans son dernier opus, intitulé le Code Breaker, il écrit sur Jennifer Doudna. Son nom ne vous dira peut-être rien, mais c’est cette scientifique qui, à la tête de son laboratoire de Berkeley, a mené à la maîtrise de la désormais célèbre CRISPR-CAS9, cette molécule qui va servir de ciseau moléculaire et nous permettre de faire faire au génie génétique des bonds de géants.
L’objet du podcast The Next Big Idea est davantage tourné vers la compréhension des traits communs des inventeurs de génie couverts par Isaacson (TLDR : une curiosité insatiable, un sentiment diffus de ne pas être à sa place, un basculement d’un esprit de compétition aigu vers la volonté de collaborer avec les meilleurs pour faire aboutir l’humanité), mais il permet assurément de mieux appréhender l’importance de cette découverte qui va très probablement dépasser la révolution digitale.
Addendum NFTs 🤓 :
Pour aller plus loin sur les relations compliquées entre NFTs et copyright, je vous invite à lire ce blog de juristes qui s’est sérieusement penché sur la question. (TLDR : c’est compliqué, mais aujourd’hui un NFT ne serait ni plus ni moins qu’un ticket de caisse d’achat d’un objet digital, que cet object soit la copie digitale ou une oeuvre originale en tant que telle. La propriété du NFT ne garantit pas vraiment le droit de propriété dudit objet.)
de l’anglais 3D-rendering : la capacité à restituer des images 3D photoréalistes.
pour Non Fungible Token
Dans le cadre des éléments de l’enquête révélés au public, on y apprend que le taux de 30% n’a pas toujours été uniformément appliqué : Amazon Prime Vidéo par exemple a semble-t’il bénéficié d’un taux réduit dès la première année de 15%, et Apple aurait par ailleurs testé l’idée.
L’acteur américain Brian Baumgartner de “The Office” aurait reçu l’an dernier près d’un million de dollars de revenus par cette plateforme.